De plus en plus d’activités requièrent la maîtrise effective de l’anglais pour travailler, mais certains employeurs abusent des intitulés de poste anglicisés juste pour l’image.
Par Jules Thomas
Extrait Le Monde
16 mars 2022
Temps de Lecture : 5 min.
Connaissez-vous le métier de « growth hacker » (littéralement « pirate de la croissance ») ?
`Cet intitulé de poste, fréquent dans le numérique, est souvent moqué, car personne ne sait ce qu’il recouvre : pour Valentin Pouillart, PDG de la plate-forme CVDesignR, « un jeune qui fait ce métier va dire qu’il est un peu le couteau suisse du développement de la boîte.
Mais dans les pays anglo-saxons, le growth hacking est une fonction de développement commercial. L’exportation en France d’intitulés de postes anglais peut changer leur sens, d’autant que tout le monde ne saura pas à quoi ils renvoient… »
L’anglais tient une place importante dans la société et les entreprises françaises, et la semaine de la francophonie, qui se tient du 12 au 20 mars, aura sans doute l’occasion de le rappeler. Sa maîtrise est aujourd’hui un atout pour obtenir un emploi : selon une étude publiée en décembre 2021 sur le site d’emploi Monster, 13 % des offres d’emploi disponibles en France exigent une sérieuse maîtrise de l’anglais, et le chiffre monte à 31 % dans le secteur de l’information et des nouvelles technologies.
La tendance est aussi à angliciser les noms de métiers, majoritairement pour les cadres, les secteurs du numérique, du marketing et du management. L’intitulé de poste en anglais est ainsi devenu une norme, selon Julien Broue, cofondateur du cabinet de recrutement Easy Partner, « du chef de produit devenu “product owner”au simple mot “manager”, car l’entreprise qui garde la terminologie française ne sera même plus visible sur le marché de l’emploi. »
Les entreprises ouvertes à l’international sont soucieuses de standardiser leur fonctionnement dans plusieurs pays avec les mêmes documents, les mêmes outils informatiques et la même dénomination de poste.
Traduction obligatoire : loi Toubon
Mais dans le milieu des start-up, l’usage de l’anglais relève souvent d’une culture, où son utilisation est synonyme d’innovation. « Les mots-clés les plus utilisés sont “chief officer”, tout ce qui se termine par “manager” (“community manager”, par exemple), tout ce qui concerne le business, avec des termes comme “growth”, “account”, “owner”, “sales”, “key”… C’est très lié à l’univers des start-up et ça infuse du côté commercial », décrypte Flavien Chantrel. « Certaines jeunes structures injectent abusivement des anglicismes, se plongent dans cette tendance mais n’en ont pas forcément besoin », déplore Julien Broue.
Pourtant, ces noms doivent être traduits. La loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française – ou loi Toubon – oblige les entreprises à rédiger le contrat de travail et les documents importants en français, et l’article L. 1221-3 du code du travail stipule que, « lorsque l’emploi qui fait l’objet du contrat ne peut être désigné que par un terme étranger sans correspondant en français, le contrat de travail comporte une explication en français du terme étranger ». De fait, l’application de la loi Toubon est rarement contrôlée.
Cette distinction par les mots crée pourtant des inégalités entre ceux qui maîtrisent le jargon et les autres. « Des gens ne sont pas dans la dynamique ; quand ils ne comprennent pas les intitulés de poste, c’est qu’ils voient apparaître des choses qui ne leur parlent pas, alors qu’elles vont peut-être très bien parler aux personnes en poste depuis des années ou aux étudiants en école de commerce », note Agnès Vandevelde-Rougale, socioanthropologue à l’université Paris-Diderot.
Les spécialistes du recrutement enjoignent ainsi aux entreprises de préciser si l’anglais sera vraiment nécessaire pour exercer le poste, et, si oui, pour quelles tâches précisément.